II
UN POSTE DE CONFIANCE

Le commandant Richard Bolitho se tenait au bord de la Medway, observant l’autre rive tandis que ses bottes s’enfonçaient dans le sable humide. Le soleil était haut et clair, mais sur la berge opposée, c’était à peine si on pouvait distinguer les arbres dans la brume. La lumière était sans chaleur, même si toute cette vapeur humide pouvait rappeler une côte tropicale. Bolitho se cala les épaules dans son manteau, désespérant de retrouver jamais un peu de confort. La brise qui remontait la rivière était froide et mouillée.

Il mit de l’ordre dans ses pensées. Après tout, il lui fallait admettre que c’était une journée de printemps tout à fait normale. Il n’avait qu’à s’en prendre à lui-même si ses souvenirs ne cessaient de l’entraîner ailleurs, et vers le passé.

Allday était à quelques pas de là, en retrait un peu plus haut sur la berge :

— Jolie baille, Commandant ! observa-t-il, désinvolte. Une bête de race, pour sûr.

Il attendit la réaction du commandant, ne sachant précisément quelle était son humeur depuis leur arrivée. Bolitho hocha la tête et s’abrita les yeux de la main pour étudier les lignes du petit navire mouillé derrière un îlot, au-delà de deux bancs de sable éblouissant. Le Télémaque, cotre à hunier de vingt mètres au pont, venait de subir un ragréage dans un chantier en amont.

Bolitho observait la silhouette dépouillée, si différente de celle du navire sous voile. Difficile de se rendre compte que ces cotres, si petits par rapport à une frégate, étaient plus voilés, compte tenu de leur taille, que tous les autres navires à flot. A cause de leur faible longueur de flottaison, ils n’étaient pas les plus rapides mais, quel que fût le temps, ils restaient toujours les plus maniables.

« Une bête de race ». Allday, avec son air de ne pas y toucher, avait percé ses pensées à jour. Il comparait le cotre avec le Tempest, il évoquait les mers du Sud, et bien d’autres choses. Il pouvait sans effort se représenter les trois hautes pyramides de toile pâle oscillant sous un ciel sans nuage, les coutures du pont qui adhéraient aux semelles tandis qu’on patrouillait en tous sens, scrutant l’horizon bien net à la recherche d’une voile. Oui, le Tempest était un vrai navire, un authentique pur-sang ; oui, Allday le savait et le sentait.

A son arrivée, Bolitho s’était présenté à l’amiral commandant l’arsenal, un homme distant mais affable. L’affaire des deux officiers ligotés et humiliés ? Pour lui, une légère contrariété, rien de plus.

— Passons pour l’aspirant, avait-il conclu. Un vrai gamin. Mais le lieutenant n’aurait jamais dû commencer à fouiller la ville maison par maison, ni arrêter de prétendus déserteurs sans prendre langue avec les autorités locales. Il va de soi qu’elles vont voir de quel bois je me chauffe. Croyez-moi, il y a de l’amende dans l’air, mais…

Il était inutile d’aller plus loin. Pourtant Bolitho s’était obstiné :

— On dit que la même chose est arrivée à Roches ter l’an dernier, Monsieur. Le maire en personne, à la tête de la populace, a forcé la maison de sûreté où une poignée de recrues attendaient leur escorte.

L’amiral avait froncé les sourcils :

— C’est vrai. Cet énergumène a même flanqué une lourde amende à nos officiers avant de les relâcher.

Non sans humeur, il enchaîna :

— Mais ce sera une autre chanson quand les Grenouilles[1] recommenceront à se déchaîner ! Nos chers marins par-ci, notre fière marine par-là ! Quand tous ces hypocrites comprendront que leurs maudites carcasses sont en danger, ils seront les premiers à venir pleurnicher dans mon gilet pour être défendus !

Bolitho n’avait pas encore rencontré le commodore Hoblyn, son chef d’escadre. D’après l’amiral, Hoblyn s’occupait à visiter les chantiers navals de la région en vue d’acheter pour l’Amirauté de petites unités maniables, en prévision de la guerre – une perspective qui l’indisposait :

— Leurs Seigneuries vont leur conférer des lettres de marque, et ils ne manqueront pas d’embaucher quelques assassins de plus au service du roi.

C’est au moment où il prenait congé que l’amiral avait prononcé les phrases décisives qui résonnaient encore aux oreilles de Bolitho :

— Ne vous formalisez pas. On vous a confié trois bons cotres. Vous avez carte blanche, pour autant que vous respectiez vos objectifs.

Plus d’une fois, depuis deux jours qu’il était sur place, Bolitho avait eu l’étrange sensation d’être épié en permanence. En effet, certains détournaient ostensiblement les yeux sur son passage. C’est pourquoi, en dépit de ses protestations, il avait renvoyé Ferguson à Falmouth avec sa voiture, prenant même des dispositions pour qu’une escouade de dragons de la garnison locale l’escortât sur la route de Londres jusqu’à ce qu’il eût quitté le Kent.

Bolitho porta son regard sur la berge ; le jeune Matthew dévorait des yeux le cotre au mouillage, excité, trépignant d’impatience.

C’est cela qui avait été le plus dur, songea-t-il : ce garçon suppliant son grand-père de le laisser partir avec lui en qualité de garçon de cabine, de valet particulier, n’importe…

Le vieux cocher, solennel, s’était mouché avant de se laisser fléchir :

— Vous savez, Monsieur, il est plus gênant qu’il n’en a l’air quand il est dans vos pieds. Un vrai petit chien ! Mais peut-être que la discipline lui fera du bien !

On lisait le déchirement dans ses yeux, on le devinait au son de sa voix ; ce n’est pas de gaieté de cœur que le bonhomme avait consenti.

— Je vais héler le navire, Commandant, murmura Allday.

— D’accord, vas-y.

Il regarda Allday descendre la pente à grandes enjambées pour rejoindre le garçonnet au bord de l’eau. « Il doit penser que je me fais des idées. » C’est la présence de ces mystérieux espions qui avait poussé Bolitho à se faire conduire jusque-là en voiture, au lieu d’embarquer sur le Télémaque alors qu’il était encore au chantier.

Ils en savaient déjà trop long, il se devait de leur réserver quelques surprises.

Le Wakeful et le Snapdragon, les deux autres cotres, étaient déjà mouillés en aval devant Sheerness, au confluent de la Medway et du grand estuaire de la Tamise-de petits navires, certes, mais dont chacun représentait un monde en soi, comme tous les autres bateaux de la flotte.

Il s’abrita de nouveau les yeux. Le Télémaque mesurait presque vingt et un mètres entre perpendiculaires, mais il avait un bau étonnamment large : pas moins de sept mètres trente. Il était solidement construit, avec des échantillonnages généreux. Etrave arrondie, arrière effilé se terminant par une voûte gracieuse. Les rides du courant contre sa muraille troublaient son reflet ; on eût dit un jouet plus qu’un navire de guerre. La lumière du soleil animait ses bordés beiges que soulignait une large préceinte noire, juste en dessous des sabords. Allons ! décida Bolitho, c’est avant tout le gréement qui retient l’attention du marin. Le grand mât unique se dressait à l’avant, du maître-bau, prolongé en hauteur par un mât de hune effilé. Le long mât de beaupré était presque horizontal. La bôme, portant l’immense grand-voile à bordure libre, dépassait largement le niveau du couronnement, à l’arrière. Avec toute sa toile ferlée, ou carguée sur la vergue de hunier, il avait quelque chose d’inachevé, mais une fois en mer…

Bolitho soupira. L’enthousiasme fuyait son esprit comme la chaleur son corps.

La voix puissante d’Allday retentit sur l’eau. Au bout de quelques secondes, des visages apparurent au-dessus du pavois du Télémaque. Bolitho se demanda ce que le commandant allait penser d’une arrivée aussi peu orthodoxe. Il vit une yole doubler l’arrière du cotre. Après que le courant, étonnamment lent, eut suffisamment éloigné l’embarcation du navire, les avirons entrèrent en action. Le pont était noir de monde, à présent. Enfin de la visite, enfin du nouveau.

Bien que le cotre n’atteignît pas les vingt et un mètres de long, pas moins de soixante hommes étaient couchés sur son rôle d’équipage. C’était à se demander où ils trouvaient la place de respirer, dans l’espace exigu de cette fine carène, une fois embarqués les canons, la poudre, les munitions et tout ravitaillement nécessaire à l’entretien de l’équipage.

Bolitho remarqua qu’Allday fixait la yole d’un air critique.

— Alors ?

Allday remua ses épaules massives :

— Plutôt futé, à première vue. Cependant…

Il jeta un coup d’œil amusé au jeune garçon :

— …il m’a tout l’air d’avoir encore les deux pieds dans le même sabot.

— Je me demande bien pourquoi il m’a suivi, repartit Bolitho, songeur. Il avait la sécurité… En fait de bêtes féroces, il ne connaît que les chevaux de son grand-père…

Il enveloppa d’un geste la rivière et le navire au mouillage.

— Et il a voulu cela…

Il conclut, amer :

— Ça l’aidera peut-être à devenir un homme…

Allday se détourna. Argumenter ? Monter l’affaire en épingle ? A quoi bon. Le jeune Matthew était en adoration devant Bolitho, tout comme l’avait été son père, quand on lui avait obtenu un embarquement au commerce, sur une malle. Allday secoua la tête : plus tard peut-être… Pour l’instant, le commandant était trop affaibli. Au fond, la bataille n’était pas encore complètement gagnée.

La yole vint racler contre une cale de halage détrempée. Un jeune lieutenant en sauta, se mouillant les bottes. Il s’avança vers Bolitho, stupéfait et consterné à la fois. Ayant ôté son bicorne, il balbutia :

— Lieutenant Triscott, Monsieur. Je suis premier lieutenant du Télémaque.

Il jetait autour de lui des regards désespérés.

— Je… J’ignorais complètement que vous étiez attendu, Monsieur, faute de quoi…

Bolitho lui toucha le bras :

— Faute de quoi, monsieur Triscott, vous auriez emprunté la chaloupe d’apparat de l’amiral et recruté une garde d’honneur pour l’occasion, n’est-ce pas ?

Puis, détournant les yeux vers la rivière :

— Mais c’est mieux ainsi. Là-haut, fit-il avec un geste en direction de la route, vous trouverez mon coffre. Soyez assez aimable pour le faire embarquer.

Le lieutenant allait de surprise en surprise.

— Vous embarquez tout de bon, Monsieur ?

— En effet, répondit Bolitho en posant sur lui ses yeux gris, telle est mon intention.

Et il ajouta avec douceur :

— A moins que vous n’y voyiez quelque inconvénient, bien sûr.

Allday se retint de rire. Premier lieutenant ! M. Triscott s’était abstenu de préciser que, en dehors du commandant, il était le seul lieutenant du bord.

Bolitho suivait des yeux le jeu cadencé des avirons. Il remarqua que certains nageurs le lorgnaient à la dérobée, tâchant de ne pas se faire remarquer. Tous avaient l’air de matelots de premier brin, bien amarinés.

— Avez-vous un bon équipage, monsieur Triscott ? demanda-t-il tranquillement.

— Oui, Monsieur. Des volontaires, pour la plupart, des pêcheurs et autres…

Sa phrase resta en suspens. Bolitho appuya le menton sur la garde de son épée. Triscott pouvait avoir dix-neuf ans, il semblait plein d’espoir, heureux de servir à bord d’un humble cotre, au lieu de passer à terre ses plus belles années.

Ils se rapprochaient du mât élancé. Belle construction, et soignée. Le nom du navire s’inscrivait en lettres dorées sur un parchemin sculpté au tableau. Bolitho remarqua le dauphin en bas-relief qui semblait porter le parchemin. Beau travail, oui.

Puis cela lui revint : Télémaque, le fils d’Ulysse et de Pénélope, qui selon la légende fut sauvé de la noyade par un dauphin. Le cotre n’était pas de taille suffisamment imposante pour mériter une figure de proue à l’avant, néanmoins, un sculpteur inconnu en avait orné le haut de l’étrave.

Ils approchaient des porte-haubans, Bolitho observait les sabords fermés. La muraille du cotre s’ouvrait sur une batterie de quatorze canons, à l’origine des pièces de six livres. On avait monté deux couleuvrines à l’arrière, près de la barre. Deux pièces de six de l’avant avaient été remplacées récemment par de puissantes caronades susceptibles d’infliger des dommages à tout navire qui dériverait sous leur vent au cours d’une bataille.

Plusieurs ordres retentirent au moment où la gaffe de l’embarcation crocha dans les haubans. Bolitho se leva et saisit une petite échelle. En toute autre occasion, il en eût souri : debout dans l’embarcation, il avait presque la tête au niveau de la coupée, près de laquelle se tenait un lieutenant de taille respectable entouré d’un groupe nombreux. L’accueil réglementaire dû à un officier supérieur.

Bolitho enregistra certains détails de la scène, pareils à des fragments d’un tableau en partie effacé : Allday se levant de son banc de nage pour prévenir un faux pas ou un malaise de son commandant, le visage tout rond du jeune Matthew Corker qui rayonnait de plaisir du haut de ses quatorze ans, transfiguré comme au plus beau jour de sa vie. Des ordres criés à tue-tête retentirent de nouveau et Bolitho se retrouva sur le pont. Il leva son bicorne en direction de l’étroite poupe où claquait gaiement le pavillon, l’enseigne blanche de la marine royale. Il dit brièvement :

— Je suis navré de ne pas vous avoir averti.

Le lieutenant Jonas Paice se mordit la moustache avant de répondre avec brusquerie :

— Je pensais, Monsieur, c’est-à-dire que…

C’était un homme puissant à tous égards. Bolitho savait l’essentiel : qu’il était âgé pour son grade (environ deux ans de moins que lui), qu’il avait commandé naguère un charbonnier basé à Sunderland, avant de s’engager au service du roi en qualité de maître principal. C’était assez pour l’instant, mais il comptait bien s’informer en détail sur tous les hommes qui naviguaient à bord de sa petite flottille :

— Vous vous êtes imaginé que j’étais en train de vous épier.

Paice le regarda, éberlué :

— J’ai effectivement cru, Monsieur, que vous aviez eu l’intention de nous surprendre.

— A la bonne heure.

Bolitho leva les yeux au-dessus de l’assemblée silencieuse :

— On aperçoit distinctement le pavillon de Beacon Hill, Commandant. Je vous suggère de lever l’ancre et de faire servir sans désemparer.

Il eut un demi-sourire :

— Je vous promets de faire tout mon possible pour ne pas gêner votre manœuvre.

Paice revint à la charge :

— Vous constaterez que ce navire ne se manœuvre pas comme un bateau de cinquième rang. C’est une brute redoutable si on lui manque d’égards.

Bolitho le dévisagea calmement :

— J’ai servi à bord d’un cotre, jadis. L’Avenger, commandant Hugh Bolitho.

Les pensées de Paice lui parurent soudain transparentes : la mémoire brusquement réveillée, la surprise de l’entendre mentionner son frère ; quelque chose comme du soulagement, aussi. On eût dit que Paice était heureux de découvrir, ou de s’imaginer découvrir, la raison pour laquelle Bolitho devait se contenter d’un poste aussi médiocre. D’ailleurs, c’était peut-être exact : mort ou pas, Hugh s’était fait tant d’ennemis qu’il était aussi difficile de l’oublier que de pardonner à sa famille.

Se tournant vers l’avant, Bolitho constata que le pont grouillait de marins ; ils lui en voulaient probablement de son arrivée.

— Nous allons rejoindre sans délai le Wakeful et le Snapdragon, ordonna-t-il.

Paice considéra Allday, puis le jeune garçon, comme s’il ne parvenait toujours pas à en croire ses yeux :

— Mais, Monsieur, est-ce là toute votre suite ?

Quelques mouettes s’élevèrent, qui se mirent à tournoyer paresseusement autour de la pomme du mât, leurs ailes bien droites, immobiles.

— J’ai tout ce qu’il me faut, merci.

Et s’adressant à Allday, avec un clin d’œil :

— Je crois que la première leçon a commencé.

Tous deux se tournèrent vers le jeune Matthew. En un instant, le visage du garçon avait pris une teinte verdâtre : le mal de mer.

Paice mit ses mains en porte-voix :

— Parés à virer au cabestan, à déraper l’ancre ! Monsieur Hawkins, envoyez-moi du monde dans les hauts, à larguer le hunier.

Bolitho se retira à l’arrière. Tous les matelots se précipitaient à leurs postes en bon ordre. Il perçut vaguement le grincement des poulies. Les hommes s’alignaient pour haler sur les drisses et les bras de vergue. A l’avant, le gaillard résonnait sous le piétinement des pieds nus. Grinçait aussi le grelin ruisselant, comme s’arrachant à un profond sommeil.

C’était comme si la mer l’eût appelé, sans douleur et sans ironie. Quand il ôta son bicorne, le vent humide lui ébouriffa les cheveux.

Lui revint à l’esprit le commentaire acrimonieux du contre-amiral : « Vous étiez commandant d’une frégate. »

Une simple réplique de sa part et même ce poste misérable lui aurait échappé. Il serait encore en train de battre la semelle dans les couloirs de l’Amirauté. Ou bien il aurait regagné la maison grise de Falmouth, malade et exténué.

Allday riait de bon cœur :

— Je vais vous conduire jusqu’à votre cabine, Commandant. A Falmouth, même les lapins ont des terriers plus spacieux.

Il regarda Bolitho s’avancer à tâtons jusqu’à la petite descente, près de la barre franche ; un maître principal et deux timoniers occupaient ponctuellement leur poste à la barre.

« Une fois en mer, cela ira mieux », songea-t-il.

Allday entendit le hoquet désespéré du jeune garçon et se hâta de partir à sa recherche. S’arrêtant un instant, le menton juste au niveau du hiloire de pont, il regarda défiler le paysage : l’ancre était dérapée et le cotre abattait rapidement.

Les voiles claquaient, furieuses, dans une bruyante confusion. L’ombre immense de la grand-voile bômée lui passa au-dessus de la tête comme une bannière.

Ils en avaient assez de vivre à terre. Ici, ils étaient à leur place. C’était bien.

 

Allday frappa discrètement à la porte de la cabine, il devait presque se casser en deux pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. Il aperçut Bolitho assis, adossé à la cloison. Les trois commandants des cotres au mouillage s’entassaient comme ils pouvaient autour de la table.

— Tout est arrimé, Commandant.

Ils ne firent qu’échanger un regard, mais Bolitho comprit qu’Allday allait rester devant la porte : personne n’entendrait cette conversation, dont la teneur ne devait être connue que des seuls officiers. Allday le savait d’expérience, les petits navires ont de grandes oreilles, et Bolitho tenait beaucoup à n’être pas dérangé au cours de cette première conférence.

Avant de se retirer, Allday remarqua que le commandant portait son vieil habit de mer aux boutons ternis, sans épaulettes, un habit tant de fois réparé et recousu que sa sœur Nancy, consternée au moment de le ressortir, avait voulu le convaincre de s’en débarrasser. Jamais Allday ne s’était senti aussi proche de la famille que ce jour-là.

Il revoyait Nancy l’aidant à entasser dans deux coffres de mer les effets de Bolitho en vue d’un voyage à Londres pour chercher un embarquement. Durant la longue maladie, affrontée à deux, Allday avait toujours gardé la maîtrise de soi, sachant que Bolitho comptait sur sa force. Mais la vue de cet habit, de ce simple habit, avait brisé ses défenses et il s’était laissé surprendre, comme un navire attaqué de nuit à l’abordage :

— Non, madame Nancy ! On le garde !

Puis, baissant les yeux, il avait expliqué d’une voix qui se brisait :

— C’est l’habit que portait la dame du commandant dans le canot avant de…

Il n’avait pu achever sa phrase. Jeter cet habit ? Pas de son vivant, en tout cas.

La porte se referma et Bolitho dévisagea ses trois interlocuteurs.

Pendant le court trajet jusqu’au mouillage des deux autres cotres, il s’était entretenu avec Paice, sans pourtant le déranger dans ses devoirs. L’homme était grand, imposant, il haussait rarement le ton pour donner ses ordres. Apparemment, il n’avait nul besoin de le faire. Dans le carré des officiers, qui servait aussi de cabine, la hauteur sous barrots était si faible que l’on ne pouvait s’y tenir debout, sauf sous la claire-voie ; même là, Paice devait baisser la tête.

C’était un excellent marin, doté d’une intuition extraordinaire des vents et des courants. Il percevait les réactions de son puissant esquif avant même les timoniers qui se tenaient de chaque côté de la longue barre franche. Jamais il ne répondait à une question sans en avoir mûrement pesé la réponse-non qu’il fût aigri, mais par simple prudence. Il semblait toujours à l’affût de critiques possibles, non pas contre lui-même mais contre son Télémaque.

Une soirée exquise, après tout. Des nuages roses survolaient les promontoires qui abritaient leur mouillage, et où s’allumèrent les premiers feux, comme des lucioles dans les demeures de Queenborough.

Aux yeux d’un terrien, les trois cotres devaient se ressembler comme trois gouttes d’eau, mais Bolitho avait déjà relevé certaines différences mineures, dont la moindre n’était pas leurs commandants respectifs. Le lieutenant Charles Queely, du Wakeful, vingt-cinq ans environ, souffrait d’un nez crochu ; ses yeux noirs, profondément enfoncés, semblaient toujours en éveil comme ceux d’un oiseau de proie. Il avait le visage d’un homme d’études, peut-être d’un ecclésiastique. Ce n’est que quand il parlait, et au vu de son uniforme, que l’on pouvait deviner en lui l’officier de marine. Natif de l’île de Man, il descendait de plusieurs générations de marins au long cours. Le blond lieutenant Hector Vatass, du Snapdragon, n’aurait pu moins lui ressembler : un visage ordinaire, des yeux bleus où se lisait la plus droite franchise, bref, l’image même de l’éternel marin anglais. Agé lui aussi de vingt-cinq ans, il avait eu un premier embarquement, à bord d’une frégate ; et puis elle avait été désarmée.

— Vous pouvez allumer vos pipes, si vous le désirez, dit Bolitho. Je suis sûr que le Télémaque ne manque pas de réserves de tabac.

Lui répondirent quelques sourires polis, mais personne ne bougea. La confiance viendrait peu à peu.

— Le Snapdragon va passer en cale sèche dans quelques jours, annonça Bolitho.

Vatass, surpris, tressaillit :

— Euh… Oui, Monsieur.

— Profitez-en de votre mieux. Selon toute vraisemblance, l’occasion ne se représentera pas de sitôt, et j’ai besoin-non, je veux-une flottille prête à tout…

Vatass saisit la balle au bond :

— La guerre, Monsieur ?

Sans laisser à Bolitho le temps de répondre, Queely rétorqua avec humeur :

— Sûrement pas ! Les Grenouilles ont jeté leur roi et leur reine en prison, mais ils auront tôt fait de les en sortir, dès que cette Convention nationale sanguinaire comprendra à quel point elle a besoin d’eux.

— Je ne suis pas de cet avis, trancha Bolitho. Je pense que la guerre va être déclarée, et sans tarder. Ce ne serait pas la première fois qu’on verrait un pays exsangue, préparé ou non à la guerre, se lancer dans un conflit, ne serait-ce que pour masquer ses propres échecs. Quant à l’Angleterre, ajouta-t-il en durcissant le ton, elle y est encore moins préparée.

Paice croisa les bras :

— Mais quel est notre rôle, Monsieur ?

— Nous patrouillons pour arraisonner et fouiller certains navires en provenance de l’étranger et à l’occasion, identifier quelques déserteurs au sein de leur équipage. Nous offrons également notre appui aux gardes-côtes quand ils nous le demandent…

— Ce qui n’arrive pas souvent… interrompit Queely avec malice.

Paice leva les yeux vers la claire-voie fermée :

— Il fait un tantinet trop chaud, Monsieur. Puis-je…

Bolitho eut un nouveau sourire :

— Je ne crois pas. Je n’ai pas besoin d’un auditoire plus nombreux.

Il vit Paice se raidir, tout de suite sur la défensive, et ajouta sans ménagement :

— Nous ne pouvons avoir confiance en personne. Le plus patriote de nos matelots aurait du mal à refuser quelques pièces d’or en échange de ce qu’il pourrait considérer comme des informations anodines.

— Mais, demanda Vatass, perplexe, que savons-nous au juste, Monsieur ?

Bolitho les dévisagea tour à tour :

— Dans la région, la contrebande fait rage, notamment sur l’île de Thanet. Du Nore jusqu’aux Downs, les mouvements des navires de commerce ne sont pratiquement jamais contrôlés ; d’ailleurs, les gardes-côtes n’ont pas suffisamment de navires pour le faire.

Posant les mains à plat sur la table, il ajouta :

— D’après ce que j’ai déjà vu et entendu, j’ai la certitude que la contrebande est tolérée, voire encouragée, par quelqu’un de haut placé. Ce lieutenant que l’on a déshabillé et rossé, et que j’ai trouvé sur la route de Londres, n’avait pas obéi à ce qui était expressément spécifié dans son ordre de mission. Il aurait dû demander la permission des autorités municipales avant de fouiller les maisons et d’arrêter les déserteurs. Que ces hommes soient bons ou mauvais, la flotte a besoin d’eux, d’urgence.

Il vit que ses mots portaient :

— Pourquoi n’a-t-il pas sollicité cette autorisation ? Pourquoi a-t-il délibérément ignoré ses ordres de mission ?

Il leva les mains et les abattit brutalement sur la table :

— Il savait que ces mêmes autorités s’empresseraient d’avertir ou de cacher les déserteurs. Je vous fiche mon billet qu’à l’heure où je vous parle, nombreux sont les matelots bien amarinés qui gagnent leur vie de cette façon.

Queely s’éclaircit la gorge :

— Sauf votre respect, Monsieur, nous avons jadis déployé de grands efforts pour traquer les contrebandiers. Mais sans vouloir vous blesser, car je connais votre réputation d’officier, vous avez été longtemps absent… Les Antilles, les mers du Sud… Peut-être avez-vous quelque peu…

Il hésita. Le regard du commandant ne le lâchait pas.

— Perdu le contact ? suggéra Bolitho avec un sourire triste. Est-ce bien là votre pensée ?

Paice intervint d’une voix bourrue :

— Moi aussi, je hais cette engeance, Monsieur. Mais nous sommes à un contre dix. Puisque vous parlez net, j’en fais autant, avec votre permission.

Bolitho opina : la glace était rompue. Il s’était adressé à eux comme à des camarades de combat, non comme à des inférieurs. Sans doute n’étaient-ils que de simples lieutenants, mais tous avaient un commandement, et le droit d’être écoutés.

Paice ne mâcha pas ses mots :

— Les choses sont bien telles que Charles Queely les décrit.

Il eut comme un prudent sourire :

— Vous êtes de Cornouailles, Monsieur, vous en savez long sur la contrebande et ceux qui s’y adonnent. Mais, sauf votre respect, ce n’est rien par rapport à ce qui se passe ici. Et comme vous l’avez observé, Monsieur, on dirait qu’il y a davantage de criminels en dehors des prisons qu’à l’intérieur.

Tous approuvèrent.

— Les douaniers, précisa Vatass, sont souvent en infériorité écrasante, tant en nombre qu’en puissance de feu. Beaucoup de leurs commandants répugnent à s’aventurer trop près des côtes de peur de s’échouer et de voir piller leurs navires. A terre, leurs patrouilles montées sont en danger de mort à chaque gros coup des contrebandiers. Ces gens font régner la terreur. Les délateurs sont égorgés comme des porcs. Même les agents du fisc ne sont pas à l’abri.

— De quelles informations disposons-nous ? questionna Bolitho.

— Il arrive que les gardes-côtes nous glissent un renseignement, répondit Paice. Et les douaniers, s’ils en ont le temps.

Bolitho se leva et violemment, se cogna la tête contre un barrot : il regarda Paice avec un piteux sourire :

— Vous avez raison, rien à voir avec un vaisseau de cinquième rang !

Cette fois, tous éclatèrent de rire. C’était un bon début.

— A chaque fois, continua-t-il, nous sommes pris de vitesse. Les contrebandiers ont l’avantage de la surprise. Si on fait appel aux dragons, il n’y aura plus personne sur la plage à l’heure où une estafette sera parvenue à donner l’alarme.

— Si tant est que le malheureux, murmura Queely d’un air mauvais, ne se soit pas fait trancher la gorge…

— Et ces salauds surveillent nos mouillages ! renchérit Paice. En ce moment même, on nous espionne. Et notre « protecteur » a un bon cheval rapide caché tout près d’ici. Il nous faudrait cinquante cotres, et même alors…

Bolitho se leva de nouveau pour ouvrir un des panneaux de la claire-voie et sentit sur ses lèvres le goût de l’air salé.

— Dans ce cas, c’est en mer que nous nous battrons, Messieurs. Ce sera peut-être une façon de mettre le feu aux poudres, mais au moins obtiendrons-nous des résultats. Plus nous leur causerons d’ennuis, moins ils nous gêneront dans notre travail. Nous avons ordre de trouver des hommes pour la flotte, eh bien ! nous en trouverons.

Face au soleil couchant, ses yeux semblaient lancer des éclairs :

— Pas question pour la marine royale de s’incliner devant des pirates. Oui ! j’ai bien dit des pirates ! Nous les enrôlerons de force, nous les traînerons devant les tribunaux, mais d’abord nous passerons à l’action sur notre propre terrain.

Il donna bruyamment du poing contre la porte ; au bout de quelques minutes, le jeune Matthew s’introduisait dans la cabine, portant un plateau avec des verres et une bouteille de vin :

— Une bonne bouteille de ma cave de Falmouth, expliqua Bolitho en regardant Paice. Pour autant que je sache, il ne s’agit pas de contrebande.

Après tout, le Télémaque était sous le commandement de Paice. Il pouvait sembler cavalier d’offrir à boire sans même un mot d’excuse pour le maître des lieux.

Bolitho regarda un instant le jeune garçon : son visage était redevenu à peu près normal, les joues avaient repris leurs bonnes couleurs – deux jolies petites pommes du Devon. Mais son regard était un peu vitreux, et nul ne l’avait aperçu pendant la descente du fleuve. Allday lui avait sans doute administré un de ses remèdes de bonne femme, par exemple un biscuit de mer réduit en poudre et trempé d’une bonne lampée de rhum… On en meurt ou on en guérit, comme il disait. Chaque heure qui passait apportait son lot de découvertes pour le jeune Matthew.

— Il va de soi, conclut Bolitho, que cette conversation doit rester strictement entre nous. Le moment venu, nous frapperons.

Il leva son verre, quelque chose lui dit qu’Allday était appuyé contre la porte.

— Au risque de vous surprendre, annonça crânement Bolitho, je bois non seulement à nos trois navires mais aussi à tous ceux qui, de l’autre côté de la Manche, sont victimes d’une terreur qu’ils n’ont pas méritée.

Comme il s’y était attendu, il vit un éclair de surprise briller dans les yeux de Queely ; mais cela ne les empêcha pas de boire de bon cœur. Une forte odeur de rhum alourdissait l’air : l’haleine du garçon qui remplissait les verres.

Le vin du Rhin était excellent, frappé à point. Rafraîchi à fond de cale, il était aussi frais qu’un torrent de Cornouailles. Sous l’autorité vigilante de Mme Ferguson, le jeune Matthew avait déjà servi à table, et tout indiquait qu’il avait profité de cet apprentissage.

Bolitho leva de nouveau son verre et dit simplement :

— A Sa Majesté ! Malheur à ses ennemis !

Cette nuit-là, tandis que le Télémaque évitait doucement sur son ancre, Bolitho dormit d’un sommeil sans rêve. Son cauchemar habituel le laissa en paix. Pourtant, il lui fallait se contenter d’une étroite bannette destinée à un simple lieutenant. Près de sa couchette, sur un coffre de marin, était plié son vieil habit. La montre de Viola était dans la poche de son gilet. Avec son souvenir, il ne serait plus jamais seul.

 

 

Toutes voiles dehors
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